Flour

Je vais au café-boulangerie du coin vers 7h15. Un grand camion citerne chromé venant de l’Illinois attend près du café. C’est un chargement de farine qu’il va injecter dans les réservoirs de cette boulangerie. Il est encore un peu tôt et le chauffeur attend dans sa cabine. Je prends mon café et lis le New York Times dont une lettre à l’éditeur qui avertit les autorités américaines de ne pas confondre l’élite très étroitement constituée avec laquelle elles négocient depuis Kissinger-Nixon et une Chine où plus d’un milliard de Chinois espèrent une vie moins abrutissante et asservissante. Je sors du café. Le moteur auxiliaire du camion siffle, un gros tube flexible va du camion dans la boulangerie, le chauffeur debout près de l’arrière de l’engin consulte un petit portable (téléphone et programme?) et tape avec un long marteau à tête de caoutchouc sur la citerne. Ce geste m’étonne dans la série d’actions techniques qui, je le sais bien, visent à tout transformer en un flux automatisé et contrôlable à distance, depuis la préparation du sol dans les grandes plaines du Midwest à la préparation de la farine, en passant par la moisson. Les parois intérieures des citernes ne sont pas assez lisses et la coulée de la farine demande une intervention humaine plus directe.

En marchant vers la maison tout en lisant des articles de politique intérieure américaine, des bribes d’une autre articulation du corps humain au gluten des graminées me reviennent. Le long travail difficile de la préparation des emblavures, la moisson en partie à la faux, le long des talus, pour faciliter le passage de la lieuse, les javelage, transport, entassage, battage, pesage et port des sacs à dos d’homme aux hauts greniers où le grain passait l’hiver. Une trentaine de sacs (je ne suis pas sûr de la quantité) était mise de côté et chargée sur un “plateau” que deux chevaux tiraient jusqu’au moulin des Quatre-vents de Langoat où le Jaudy et la roue faisaient leur office. Cette farine était livrée à Jean Abraham, boulanger à Pommerit. L’enfant était fasciné par la fluidité du grain qui coulait des sacs et son mouvement depuis la trémie par l’auget sur la meule en mouvement perpétuel. La sueur coulait aussi “à flots” mais par moments, là où l’articulation du corps au monde était la plus courte ou la plus simple.

J’écoute la Rose des vents d’Osvaldo Goligov, jouée par le Cabrillo Festival Orchestra et dirigée par Marin Alsop, œuvre dans laquelle des shofars et autres instruments non classiques ont un rôle déconcertant. Rappel que les grandes sections de l’orchestre—mélodiquement et harmoniquement réglées—ont des ancêtres qui pouvaient crier ou danser? Ou invitation à penser que les grandes plages lisses de son que produisent cordes, vents et cuivres et qui expriment la mise en flux de toute notre vie nous font oublier des gestes originaires, comme l’appel d’une corne. Tout en pensant à ce long flux entubé de gluten et la mise à distance systématique des conditions physiques de notre vie, je tape ce filet de mots sur un ordinateur fait en Chine et dieu sait où encore: ceci fait partie du flot dont il est question plus haut.