Océans et Léviathans capitalistes

Dans un article stimulant sur la place de l’océan dans l’imaginaire occidental et non-occidental (« There was no more sea : the supersession of the ocean, from the Bible to cyberspace», dans Journal of Historical Geography 32 (2006) 494–511), Chris Connery propose que la foi monothéiste en un Yahvé conquérant de la mer et de ses dieux a joué un rôle fondamental dans la formation de l’idée de l’océan dans cet imaginaire. Cette idée me paraîtrait encore mieux étayée et politiquement fructueuse si son développement historique était repris à nouveaux frais (ce qui n’est pas l’objet de l’article de Connery). Ce qui est fondamental à mon avis, et qui me paraît encore plus évident à la re-lecture de Schneidau (Herbert N. Schneidau. Sacred discontent : the Bible and Western tradition. Baton Rouge : Louisiana State University Press, 1976), c’est que dans la Bible, la nature et la vision mythisée de cette nature sont tombées sous le coup d’un soupçon radical. Les questions que pose C. Connery à l’égard des formes idéologiques des récents avatars du capitalisme (capitalisme finissant ou qui n’arrête pas de finir? une sorte de Léviathan en fuite perpétuelle) ne peuvent se comprendre, affirmerait Schneidau que je veux bien suivre sur ce point comme sur plusieurs autres, que parce que le yahvisme a fait son travail anti-mythologique il y a déjà une paille et s’est installé au creux de notre âme.

Nous trouvons des passages mythiques dans la Bible, tels que les combats anti-Léviathan, Tiamat, etc., mais ils sont bien différents de l’instrumentalisation de la mer que l’on voit par exemple dans le livre de Jonah et ne sont plus que des restes d’un ancien Yahvé plus proche d’un Wettergott que de l’être universel qui se fait jour dans le trito-Isaïe et déjà chez Ezéchiel. Ils ont peu de place dans la Bible au regard de la vision de la nature comme création divine.

Pourquoi, comme je le suggérais plus haut, est-il important de ne pas faire l’impasse sur une étude historique ou essai de généalogie dans l’explication du monothéisme? C’est que proposer un monothéisme sans histoire (ou si peu) à l’horizon de la vision moderne universelle d’une nature qui serait devenue un instrument et objet configurables à volonté, donc re-mythisables par le capitalisme, c’est se priver de voir l’élément potentiellement révolutionnaire du monothéisme et qui est justement son anti-mythisme radical. Si le monothéisme biblique prépare le terrain pour une remythisation de l’espace et du temps dans le capitalisme—le problème posé par Connery— c’est sur fonds de lutte qui est à la fois anti-mythe et anti-empires (assyrien et babylonien, même perse, mais beaucoup moins égyptien). Une vraie histoire du monothéisme qui en replacerait le développement dans le contexte de la domination par des empires faisant feu de tout bois mythique justement pour justifier leur emprise et sa perpétuation le montrerait aisément. Par “vraie histoire,” j’entends tout autre chose que l’histoire illusoire et tristement apologétique qui passe encore trop souvent pour une histoire de la Bible, c’est-à-dire la datation magique de concepts théologiques (un seul exemple de cette magie: un chiffre choisi dans la série des dates de l’empire égyptien tient lieu d’ancrage historique pour la “révélation du Sinaï”). Une véritable histoire du monothéisme—faisable à présent sans faire l’impasse sur les notions d’inspiration et de foi— montrerait clairement que l’anti-mythisation qu’on trouve à pratiquement chaque page de la Bible allait de concert avec une vision corrosive de tout pouvoir adossé aux dieux. Le combat contre les Léviathans fait partie de ce paysage. La lutte contre l’idolâtrie en découlait aussi, et elle continue à l’époque moderne sous d’autres mots.